II

Le juge Ti découvre des sujets d’enquête dans son assiette ; ses lieutenants font du kung-fu.

 

 

Les campagnes rendues arides par l’hiver n’étaient pas d’une contemplation très réjouissante. Les arbres nus tendaient leurs branches noires vers le ciel, comme s’ils suppliaient le printemps de leur rendre la vie. Ici et là, au bord de la route, un autel champêtre rappelait l’existence d’une humanité pour l’heure blottie autour de l’âtre, dans ses huttes en torchis. Chaque année, la Chine du Nord espérait que ses prières et les cérémonies de ses prêtres abrégeraient des gelées inquiétantes et interminables.

À mi-chemin de Changle, la route traversait le village de Banpao, ce but de promenade des marchands de soie suicidaires. C’était l’occasion de visiter cette taverne où l’on pouvait se procurer les services d’un tueur comme on fait son marché. Ils avaient un peu de temps avant l’arrivée de l’ambassade des Wo, que le ministère ferait de toute façon languir pendant trois jours au moins avant de l’autoriser à rallier le centre du monde.

Avec ses masures, ses échoppes faussement accueillantes et ses déchets abandonnés contre les murs, Banpao avait tout d’un coupe-gorge. Ti s’étonna que le gros soyeux n’y ait pas rencontré d’emblée la fin qu’il recherchait. Il est vrai qu’il possédait l’art du déguisement providentiel.

— J’admire la franche rusticité de nos hameaux de province, dit Ti. Tout est trop propre, à la capitale, nous avons perdu le contact avec les vraies choses de la vie.

Il descendit de cheval sous le regard réprobateur de ses lieutenants, inquiets de savoir jusqu’à quel point il comptait renouer le contact avec « les vraies choses de la vie ».

La gargote Au Faisan Plumé se dressait devant eux. C’était un mauvais lieu, dépourvu de la moindre formule de bienvenue placardée près de l’entrée. On apercevait du dehors une salle carrée, au toit soutenu par des piliers et percé d’un puits de lumière. Elle était meublée de tables et de bancs rustiques qui semblaient être l’objet d’un concours de crasse et de laideur. Ti sentit une vague de joie envahir son cœur. Tout cela lui rappelait agréablement sa longue carrière provinciale de juge à tout faire.

— C’est le moment de manger quelque chose !

Les beignets fourrés aux intentions cachées ne l’avaient guère nourri, en fin de compte, et le récit de M. Hong avait gâté le reste.

Ils pénétrèrent dans le bouge et prirent place autour d’une petite table pas trop éloignée de la porte. Ma Jong gardait un œil sur leurs montures, attachées à la borne du porche, qu’il espérait bien retrouver quand Son Excellence aurait épuisé le charme dépaysant des fritures grasses.

Les lieutenants n’arrivaient pas à baisser la garde. Leur maître était un peu trop bien mis pour s’arrêter dans ce lieu. Mieux aurait valu qu’il prît la peine de s’habiller en pauvre pour aller chez les pauvres. La société chinoise était trop ordonnée pour autoriser les mélanges mal assortis.

Ti était loin des considérations sur les barrières érigées par les différences de castes.

— Sentez-vous le fumet de ces anguilles ? Elles exhalent un délicieux parfum d’entourloupe et de trafic !

Son assiette et le décor regorgeaient d’indices pleins d’intérêt. Ces saumures bon marché : contrebande du sel. Ces poissons de rivière : pêches illégales. Cette variété de légumes à faire pâlir un maraîcher métropolitain : ventes à la sauvette. Ce ragoût de lièvre : braconnage. Cette vaisselle du Henan : recel. Un lot semblable avait disparu sur cette même route dans la quinzaine précédente. Le beau tapis accroché au mur : chapardage dans les caravanes de la route de la soie. Quant au vin frelaté, le patron aurait sans doute été bien en peine d’en présenter les tampons de douane. Ti avait déjà gagné sa journée.

— On devrait visiter plus souvent ces charmantes auberges de campagne !

Ses hommes auraient préféré n’y venir jamais, d’autant qu’ils devaient protéger un mandarin dont la tenue brodée aurait suffi à entretenir cinq voleurs pendant un mois.

Il n’y avait pas grand monde debout. Seuls les serviteurs et les vieillards étaient déjà à l’œuvre à cette heure-là. Alors que Tsiao Tai y voyait un nouveau signe de ce que les gens du cru préféraient gagner leur vie à la nuit tombée, Ti estima le moment favorable pour lancer son épuisette dans ces deux catégories de population aussi bavardes l’une que l’autre.

Il apostropha le jeune homme malingre qui avait rempli leurs bols d’un vin de fromage de soja fadasse et froid[1].

— Alors, mon brave ! Où peut-on trouver un tueur quand on a un malotru à faire estourbir ?

Le garçon le contempla avec des yeux ronds.

— C’est donc la nouvelle mode, à Chang-an ? Vous êtes trop nombreux, là-bas ? On y chasse le lapin à deux pattes ?

C’était la deuxième fois en quelques jours qu’un richard se présentait avec pareille requête. Une ligature[2] de sapèques leur dévoila les mystères des discussions oiseuses autour des soupes grasses. D’un coup d’œil, le serveur vérifia qu’il n’y avait personne. Ma Jong posa sur lui sa grosse paluche pour le faire asseoir.

L’employé de l’auberge avait remarqué, le soir en question, deux hommes très différents attablés ensemble : un gros peureux et un malabar à la mine fourbe. Il avait surpris une partie de la conversation tandis qu’il enlevait les cruches vides et remplissait les écuelles. Le gros était vêtu en pauvre colporteur, mais il s’agissait en réalité d’un richard.

— Comment sais-tu ça, toi ? s’étonna le juge Ti.

— Ses bottes, seigneur. Il portait sa robe de toile grise miteuse avec des bottes en cuir ouvragé à huit taëls la pièce.

Ti supposa que c’était le prix qu’en donnaient les receleurs.

— Oh ! Mais voilà un sens de l’observation qui ferait merveille dans certains services métropolitains ! dit-il avec un discret sourire à l’intention de ses adjoints.

Il désirait maintenant discuter avec le chef de cette sympathique bourgade. Celui-ci habitait la fermette juste à la sortie du village. Ti avala une dernière rasade d’alcool de contrebande pour mieux affronter le froid et jeta une deuxième ligature sur la table.

— Fils, si tu en as assez de perdre ton temps ici, présente-toi à la commanderie de Chang-an. Demande à parler au directeur de la police civile. Il aura de l’emploi pour toi.

La mâchoire inférieure du serveur s’abaissa toute seule, suffisamment pour engloutir une poire entière.

— Seigneur, jamais on ne me laissera accéder à un tel personnage !

— Mais si, sa porte est ouverte à tout vent, c’est un original, autant dire un bouffon. N’est-ce pas ? demanda-t-il à ses lieutenants.

Comme il leur était aussi impossible de contredire leur maître que d’attester pareille injure, ses adjoints se contentèrent d’émettre un grognement inintelligible.

Les trois hommes quittèrent d’un pas tranquille cette vaste foire au recel. Tsiao Tai était inquiet.

— Votre Excellence n’aurait pas dû mentionner la police. Cela risque d’attirer l’attention.

Ils traversèrent le hameau à pied, sans se presser, en menant leurs chevaux par la bride. Les lieutenants restaient sur leurs gardes, au cas où le chef local serait à l’image du reste. Ti nota du coin de l’œil que Tsiao Tai avait la main sur son glaive et Ma Jong la sienne sur la massue pendue à sa ceinture.

— Allons ! Nous allons rencontrer un de ces vieux sages décatis qui n’ont rien de mieux à faire que de garder les maisons vides et d’espionner leurs voisins. Tout à fait la mine d’informations dont j’ai besoin.

Ils atteignirent bientôt la fermette délabrée décrite par le serveur. Ma Jong frappa à l’huis.

— Oh là, brave fermier !

La porte était ouverte. À peine eurent-ils mis le pied dans la cour encombrée de détritus que six ou sept costauds coururent vers eux de manière fort peu avenante.

Les maîtres des lieux semblaient irrités de voir des représentants de la classe aisée de Chang-an se comporter chez eux comme des matrones à la criée. D’évidence, les questions indiscrètes du juge Ti leur étaient déjà parvenues. L’inconvénient majeur, dans l’achat de renseignements, c’est qu’il donne l’idée aux informateurs d’aller les vendre ailleurs.

Tandis que Tsiao Tai prenait la posture du tigre accroupi et Ma Jong, celle du taureau furieux, Ti empoigna une sorte de godille qui devait servir à diriger une barque dans les champs inondés. Elle n’était pas pourvue de lame ni de fer, si bien qu’il ne risquait pas de se blesser en la maniant. Il s’en servit comme d’un bâton, le seul art de défense qu’il possédât un peu. Il était indubitable que les dieux lui avaient envoyé cette enquête pour l’obliger à prendre de l’exercice, cependant ils auraient dû le faire plus tôt. Par bonheur, les lieutenants opposaient à leurs assaillants le rempart de leurs corps, si bien que Ti parvint de temps à autre à abattre une extrémité de sa godille sur quelque crâne, par-dessus leurs larges épaules.

Ses hommes de main avaient moins négligé l’exercice que lui. Ils enchaînèrent les coups de pied avec une maîtrise dont les malandrins étaient dépourvus, sans oublier d’assommer ceux qui poussaient l’outrecuidance jusqu’à tenter d’atteindre leur patron. En retrait, celui qui devait être leur chef considérait la scène en mâchant une patte de poule frite. Quand il fut las de voir ses comparses pousser des râles et mordre la poussière, il interrompit sa mastication et donna l’ordre de cesser.

C’était un chauve obèse qui avait dû être en meilleure forme quinze ans plus tôt, mais chez qui l’expérience avait remplacé les muscles. Il pria l’honorable visiteur de bien vouloir lui dire qui il était et pourquoi il s’intéressait à leurs affaires privées.

— Je suis le marchand de soie Hong Yun-Qi, de Chang-an, déclara Ti. C’est moi qu’un faux colporteur a voulu faire tuer par l’un de tes sicaires.

Le gros bandit hocha la tête :

— Dans ce cas, il s’agit d’une vengeance personnelle qui ne peut être assouvie que dans le sang, le ravage et la torture. C’est tout à fait respectable.

Ti avait marqué un point sur le lâche client anonyme qui s’était contenté d’engager quelqu’un pour frapper à sa place.

Leur interlocuteur se présenta sous le nom de Loup-audacieux, président élu de la communauté locale de Banpao. Il paraissait ennuyé comme un fournisseur à qui la concurrence vient de voler une pratique.

— Je suis fâché de ce malentendu. Je peux vous assurer qu’aucun de mes compagnons n’a été approché par ce soi-disant colporteur.

C’était très étonnant, car un tueur était bien venu à Chang-an honorer sa promesse.

— Il n’y a ici que d’honnêtes artisans, reprit l’élu local. Moi-même, je n’aspire qu’à me retirer bientôt dans ma petite propriété de Belle-Rivière. On s’est servi de ragots pour flouer un naïf trop fortuné.

Cependant, si Votre Seigneurie le désire, je peux lui trouver quelqu’un qui l’aidera à vider la controverse avec son ennemi.

En d’autres mots, ces « honnêtes artisans » étaient disposés à reprendre le contrat à leur compte. Ti désigna ses lieutenants, de manière à suggérer qu’il avait déjà sous la main tous les malfrats dont il avait besoin. Il remercia Loup-audacieux pour sa conscience professionnelle et prit congé.

Le mystère s’obscurcissait. Si l’assassin appointé par le négociant Hong n’était pas un des hommes dûment affiliés à cette honorable communauté, sur qui Hong avait-il bien pu tomber ?

Les trois hommes remontèrent en selle et s’engagèrent sur la route de Changle.

— Amusant, ce village de Banpao, dit Ti. J’y reviendrai…

«… avec un bataillon de soldats et un lot de carcans solides », songea-t-il sans qu’il fût besoin de le préciser à voix hautes.

 

Diplomatie en Kimono
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